Archive for the ‘C’est autre chose’ category

Steve Jobs et un flic corse, deux coups de coeur!

01/10/2013

On fait du 2 en 1, une fois de plus pour rattraper les lectures en retard. C’est une soirée « j’aime », rien de négatif à écrire; mais dans des genres très différents. Je commence par lequel? Polar ou pas polar? Allez, pas polar! Eh bien oui, des fois, ça m’arrive!

J’avais déjà annoncé ici tout le bien que je pensais de Mayonnaise d’Éric Plamondon. Il faut dire qu’avant celui-là, j’avais aussi adoré Hongrie-Hollywood Express. Alors j’étais assez excitée de la sortie de Pomme S. Verdict rapide? Pas déçue un instant, même plaisir de lecture! Mais je laisse le chapitre 14 du livre rappeler le contexte:

« En 1984, Johnny Weissmuller meurt de vieillesse. Richard Brautigan se tire une balle dans la tête et Gabriel Rivages perd sa virginité. C’est aussi l’année où Apple lance le Macintosh. »

Pomme SHongrie-Hollywood Express partait sur les traces de Tarzan et Mayonnaise suivait l’auteur Brautigan. Pomme S s’attaque donc à Steve Jobs et on retrouve également Gabriel Rivages, le personnage déjà connu. Sa vie alterne avec celui du célèbre patron d’Apple, de la naissance de ce dernier jusqu’à sa mort.

Comme dans les précédents romans, pas de récit linéaire, mais des faits, des anecdotes, des digressions qui mis bout à bout, forment un tout parfaitement logique. Il y a de l’émotion dans ce texte, mais aussi beaucoup de réflexion et de la critique parfois, dans des phrases courtes qui nous en disent plus.

Je pourrais simplement citer mon appréciation de Mayonnaise et dire que Pomme S : « est un petit bijou, fait de phrases que l’on relit pour le plaisir et qu’on voudrait noter dans un carnet jusqu’à ce qu’on se rende compte que c’est le livre au complet que l’on recopierait. » L’impression est tout à fait la même.

On parle bien sûr d’informatique et de l’histoire de la compagnie Apple, il est aussi question de marketing, les deux vont ensemble. Surtout quand on se souvient de la publicité de Ridley Scott en 1984 pendant le Super Bowl qui annonçait la naissance de l’ordinateur personnel. Mais cela ne suffirait pas à attirer mon attention, même si toutes mes critiques sont rédigées sur Mac. Au-delà de tout ça, il y a une écriture, une voix. C’est un objet littéraire difficile à décrire, mais très facile à vendre: c’est excellent, vous devez absolument lire ça!

cimetiere des chimeresJ’avais rencontré le commandant Leoni, flic Corse perdu dans le Nord, dans Carrières Noires. Je l’ai retrouvé avec plaisir dans Le cimetière des chimères. Il se trouve chargé d’une affaire un peu glauque. Un homme a été abattu pendant … un enterrement. Y a-t-il un lien entre la victime et le mort précédent? Difficile de découvrir quoi que ce soit quand, en face, ceux qui savent se serrent les coudes.

Il neige sur Lille, les routes sont bloquées et Leoni stagne, mais pas pour longtemps. Encore une fois, Elena Piacentini nous offre une enquête bien foutue et entraînante. Mais ce qui me fait surtout aimer ses romans, c’est ce personnage de Leoni et ceux qui l’entourent. L’homme essaye de panser ses blessures et de se projeter vers demain, il est attachant. Sa mémé Angèle et la légiste qui partage occasionnellement ses nuits le sont tout autant dans leur volonté à l’aider à avancer. Tous les protagonistes sont à la fois trop originaux et parfaitement crédibles, ce qui est selon moi le talent des grands.

Il est bien dommage que les éditions Au-delà du raisonnable ne soient pas encore distribuées au Québec, ce n’est pas la première découverte qu’ils me font faire, mais espérons que les lecteurs d’ici pourront bientôt lire les enquêtes de Leoni! Surtout qu’Elena Piacentini offre à la fin de son roman un clin d’œil à mon blogueur québécois préféré. Leoni viendra-t-il balader ses valises par chez nous?

Éric Plamondon, Pomme S, Le Quartanier, 2013.

Elena Piacentini, Le cimetière des chimères, Au-delà du raisonnable, 2013.

La liberté du tueur en série

24/06/2013

« Je suis le seul, l’unique, le tout premier véritable tueur en série. » C’est ainsi que commence la confession du héros des Effets pervers. Quoique, confession n’est pas le mot qui convient. Cela signifierait qu’il a envie de se repentir, ce qui n’est absolument pas le cas. Le terme aveu serait plus juste. L’homme nous explique ce qui a provoqué ses gestes et son parcours; tout est réfléchi, le tueur est philosophe. Il veut prouver sa liberté jusqu’au-boutiste, son détachement de tout et selon lui, cela passe par le meurtre. Pour cela, il lui faut nous dire ses morts, car il y en a plusieurs, dont certaines assez violentes. La police est après lui, les médias l’ont surnommé le Scorpion, les psychiatres l’analysent, on le définit partout. L’aboutissement de l’histoire lui semble inévitable, le cycle ne peut se terminer que par sa fin à lui. La question est: comment la réaliser en étant acteur et non victime? C’est vers cette réponse qu’il nous mène tout au long du récit.

Effets perversSentez-vous mon embarras à parler de ce livre? Je cherche mes mots. Ce n’est pas parce que je n’ai pas aimé, bien au contraire, sauf qu’on est loin de mon territoire habituel. S’il faut jouer sur la classification, Les effets pervers n’est pas un polar, ni même un roman noir, c’est plutôt un roman philosophique. Et c’est là que je perds mon vocabulaire, car j’ai l’impression de ne pas avoir les références nécessaires et que j’ai besoin de parler mieux. Tout cela doit s’entendre comme un compliment. Martin Gagnon m’a déstabilisé et m’a entraîné sur un terrain méconnu tout en me faisant avancer et réfléchir. Et il y en aurait des choses à développer! Sur la liberté qui n’est qu’illusion, sur l’être humain, l’orgueil et la mort.

Au-delà du fond, il y a la forme. J’ai aimé le style, les trouvailles de vocabulaire et la poésie de nombreuses expressions. C’est un texte qui a été poli par l’auteur et qui donne autant de travail au lecteur. Impossible de l’avancer entre deux stations de métro, il faut se plonger dedans. Cela se mérite et en même temps, l’écriture facilite l’exercice. Équilibre difficile à obtenir, me semble-t-il. Seul bémol, la fin m’a paru un peu légère, trop abrupte; le reste du récit me faisait attendre une conclusion plus profonde et plus frappante. Dommage, car le tout tenait très bien la route jusque-là.

Ai-je réussi à transmettre ce que j’ai ressenti? Pas sûre. Mais j’ai essayé, et si vous ne me comprenez pas, lisez-le et on s’en reparle.

Martin Gagnon, Les effets pervers, Le Quartanier, 2013.

Vivre et laisser mourir

06/11/2012

Pike va attendre encore un peu. Je sors du noir et du polar le temps d’une critique pour un roman qui mérite largement qu’on en parle. La rencontre avec Martin Winckler et quelques libraires à laquelle j’ai assistée ce matin me fournit l’alibi.

Le thème central n’est pas si étranger à mes lectures habituelles puisqu’il s’agit de la mort. Sauf que, ici, elle prend une tout autre dimension. En souvenir d’André est un roman fort sur la fin de vie et la décision de mourir. Comme le disait Martin Winckler, le choix ne nous appartient pas, nous devons tous disparaitre un jour, par contre, il peut arriver qu’on détermine quand et comment.

« Ce n’est ni la douleur, ni la dépression, ni la solitude. C’est un sentiment plus pénible encore. Celui d’en avoir assez. Être las d’être là. »

Emmanuel est médecin. Au début du roman, il se met à raconter sa vie à un interlocuteur qui restera silencieux jusqu’au bout. C’est un récit sans liens apparents, mais qui retrace son parcours et ses choix. Toute sa carrière s’est construite autour de l’assistance aux patients, de ceux qui souffrent beaucoup, non pas pour les soigner, d’autres le font déjà, mais pour qu’ils vivent mieux. Alors, quand André, un vieil ami qui est en phase terminale, lui demande de l’aider à mourir, il ne peut pas refuser. Il y en aura d’autres ensuite, qui l’appelleront « en souvenir d’André », et il continuera aussi bien qu’il le peut.

Ce qu’il fait n’est pas seulement un geste médical, ce qui compte le plus, c’est qu’il écoute, qu’il ne juge pas, et en faisant cela, il propose un apaisement. Il leur laisse le temps de s’en aller. Après chaque rencontre, il écrit, pour garder une trace de tout ce qui lui a été dit et que ces hommes et ces femmes ne disparaissent pas tout à fait.

Parler de fin de vie n’est pas facile. Martin Winckler réussit parfaitement l’exercice avec un récit très fort qui ne tombe pas dans le pathos. Il ne fait pas non plus l’erreur de nous faire une leçon, de prouver que la décision de mourir est nécessairement la bonne et que tout se passe toujours bien. Chaque cas est particulier, chaque passage à l’acte est différent. Le lecteur ne peut s’empêcher de s’identifier aux deux pendants. Est-ce que je choisirai cette option? Serais-je capable d’être assez fort pour aider quelqu’un qui me le demande? Car la situation n’est pas aisée non plus pour Emmanuel, qui doit vivre avec chaque récit qu’on lui a fait. Au-delà de la légalité de l’acte, c’est une question difficile.

Cela permet aussi à Martin Winckler de parler du milieu médical, du tabou de l’euthanasie, du sentiment de puissance de certains médecins qui s’octroient le droit de choisir la mort du patient, mais lui interdisent à lui d’en prendre la décision. Pourtant les riches et eux-mêmes s’offrent ce choix-là quand il est nécessaire. Il le disait dans la rencontre, il y a encore une différence de classe sociale dans la possibilité de mourir.

Et l’auteur a trouvé la structure et les mots qui convenaient parfaitement à son sujet. Les paragraphes sont très courts, on alterne le monologue d’Emmanuel avec cet interlocuteur, sa narration, les récits de ceux qu’il a écoutés. Les phrases sont simples, mais elles marquent, on a envie d’en noter un grand nombre pour les garder en mémoire.

J’avoue avoir été émue aux larmes par certains passages, je suis sûre que je ne suis pas la seule. Et pourtant, je n’étais pas triste en finissant ma lecture, mais plutôt en paix. On a l’impression qu’on est peut-être plus près d’accepter sa propre mort ou celle de ses proches. On sait que ce ne sera évidemment pas facile, mais qu’il est possible de le vivre sereinement.

En souvenir d’André permettra-t-il de débattre une fois de plus de l’euthanasie? Cela ne serait pas inutile, autant en France qu’au Canada, puisqu’elle est encore interdite dans les deux pays. Il donne en tout cas l’occasion au lecteur d’y réfléchir et d’apprendre à accepter cette décision.

« C’est ma dernière décision d’homme libre. Je peux encore la prendre aujourd’hui. Je veux pouvoir la prendre avant de ne plus avoir la parole. »

Martin Winckler disait ce matin, en riant, écrire des livres pour pouvoir en parler parce qu’il est assez bavard. Il les écrit en tout cas aussi bien qu’il en parle et c’était un grand privilège de libraire d’avoir pu l’écouter en petit comité.

Martin Winckler, En souvenir d’André, P.O.L., 2012.

Allmen et surtout Mayonnaise!

03/09/2012

Parfois les lectures se suivent et ne se ressemblent pas. C’est ça la magie de la littérature, nous balader d’un monde à l’autre sans avoir besoin de dire « Beam me up Scotty ». Cette pensée-là est peut-être tarte à la crème, mais elle n’en reste pas moins vraie.

Toujours est-il que je suis passée de l’univers de Martin Suter et de son dandy Allmen à celui très différent d’Éric Plamondon avec Mayonnaise. Je ne regrette aucun des deux voyages!

Dans Allmen et le diamant rose, la suite de Allmen et les libellules, notre dandy-cambrioleur devenu dandy-détective essaye de faire prendre son essor à Allmen International Inquiries. À défaut d’un bureau, il a au moins un slogan « The art of tracing art », mais pour l’instant ses succès restent mitigés. C’est là que la grosse affaire arrive: retrouver un diamant rose pour un commanditaire inconnu qui venait de l’acquérir et à qui on l’a subtilisé. Pour cela, on lui demande de partir à la recherche d’un homme, disparu lui aussi.

Allmen n’est peut-être pas le détective du siècle. Il est même très éloigné de Sam Spade et encore plus de Sherlock Holmes, mais avec un peu d’aide de son fidèle bras droit Carlos, il ne s’en tire pas trop mal. Et quand son enquête le mène dans un hôtel de luxe, il sait très bien comment se comporter.

On retrouve avec plaisir ces personnages particuliers créés par Martin Suter. Toujours ce ton un peu empesé, cette atmosphère surannée qui convient parfaitement à l’histoire. Les amateurs de polar carré et très crédible en seront pour leurs frais, là n’est pas le but de ces romans. Allmen est un dilettante et enquête avec luxe, même si dans cette aventure, il lui faudra se passer momentanément de son confort pour se cacher. Le plaisir de cette suite, c’est surtout le fait que Suter se permet d’y développer le personnage de Carlos qui était plus dans l’ombre dans le premier. C’est véritablement lui l’organisateur derrière la compagnie et on le sait, considérant les tendances dépensières de Allmen, lui qui gère les finances. Et pourtant, il reste le serviteur discret, ce qui donne un équilibre original à ce duo. S’y ajoutera même une jeune femme que l’on verra probablement dans les prochaines aventures. Je l’avais déjà dit pour ma première critique et je le répète, Allmen, c’est du bonbon.

Et Mayonnaise? Alors là c’est un autre monde. Il s’agit du deuxième volet de la trilogie 1984. Éric Plamondon nous y présente le 20e siècle à travers trois grands personnages américains. Hongrie-Hollywood Express, le premier volume, nous mettait sur les traces de Johnny Weissmuller, le célèbre interprète de Tarzan. Mayonnaise nous fait découvrir l’auteur Richard Brautigan et le 3e, qui devrait s’appeler Pomme S, traitera de Steve Jobs.

J’avais déjà aimé Hongrie Hollywood-Express et Mayonnaise lui ressemble beaucoup, en encore mieux.

Impossible de raconter l’histoire, cela ne fonctionne pas comme ça. Ici, rien de linéaire. On oscille entre la vie d’un personnage nommé Gabriel Rivages et celle de l’écrivain dont les romans ont changé sa manière de penser, Richard Brautigan. Ce sont des faits, des récits, des listes, des poèmes et même une recette de mayonnaise.

Difficile pour la critique de polar que je suis de m’exprimer correctement sur cet objet littéraire à la forme originale, je n’ai pas le vocabulaire.

C’est un petit bijou, fait de phrases que l’on relit pour le plaisir et qu’on voudrait noter dans un carnet jusqu’à ce qu’on se rende compte que c’est le livre au complet que l’on recopierait. Éric Plamondon pose ses mots exactement dans le bon ordre, rien à redire, rien à changer. J’ai aimé le ton détaché et en même temps certains passages provoquent des émotions fortes. Les phrases sont souvent courtes, simples et cela suffit amplement. Cela donne envie de recommencer et de prêter Hongrie-Hollywood Express, Mayonnaise ainsi que de découvrir toute l’œuvre de Brautigan quand, comme moi, on ne la connait pas.

C’est beau, c’est tout, alors lisez-le, c’est aussi facile que ça!

« La seule fin que Brautigan ait vraiment réussie, c’est celle de sa vie. Il est arrivé à vraiment mettre le point final. Quand le point final a la forme d’une balle de .44 Magnum, il y a peu de chances que vous écriviez jamais une autre phrase. La suite semble fortement compromise. »

 Martin Suter, Allmen et le diamant rose, Christian Bourgois, 2012 (Allmen und der rosa Diamant, 2011), traduit de l’allemand par Olivier Mannoni.

Éric Plamondon, Mayonnaise, Le Quartanier, 2012.

Travailler pour oublier

30/01/2012

Les lectures se suivent et ne se ressemblent pas. Après la France actuelle, je me suis retrouvée dans les grands espaces américains. Un voyage qui fut à la fois sombre et magnifique (deux adjectifs qui reviennent d’ailleurs souvent pour les publications de Gallmeister).

Texas, 1895, Klara Skala meurt en accouchant de son quatrième garçon. Son mari, Vaclav, ne sera plus jamais vraiment le même. Il va se mettre à travailler sans cesse, poussant ses enfants toujours plus fort dans cette existence rude. Son seul plaisir deviendra les chevaux et les courses où il engage son dernier fils, Karel, et sur lesquelles il parie pour agrandir ses terres.

Mars 1910. Cette fois-ci, l’enjeu proposé par un gros propriétaire espagnol à Vaclav va changer à jamais la vie des Skala. En se lançant au galop contre la cadette de son adversaire, Karel sait que, gagnant ou perdant, rien ne sera plus pareil.

Décembre 1924. Après trois filles, Sophie, la femme de Karel, met au monde leur premier fils. Pour Karel, c’est peut-être l’occasion de repenser ce qu’est une famille.

C’est un récit multiple qui se dessine sous nos yeux, on passe d’une époque à l’autre, Karel adulte succède à Karel enfant ou encore adolescent. Ces sauts dans le temps nous permettent de mieux comprendre le drame familial qui se joue. Comment désirer s’entraider quand il n’y a pas l’amour d’une mère, ni celui d’un père d’ailleurs, et que l’unique but de la journée est de travailler toujours plus dans les champs et à la ferme? Lorsque la première occasion de s’évader de ce carcan se présente, les frères ainés se précipitent sans se soucier du dernier. Les rivalités s’exposent. Mais gagnent-ils vraiment au change? Et Karel devenu homme arrivera-t-il à oublier cette lourde histoire familiale pour enfin sentir ce qu’il a réussi à construire.

Le récit de Bruce Machart est lent, il se fait à la vitesse des travaux des champs et de la conduite des camions sur les routes mal aplanies du Texas. La vie est rude au début du siècle dans ce coin des États-Unis, il n’y a que l’alcool pour effacer les longues journées de labeur. Les accidents sont courants, les morts habituels, on apprend à vivre avec.

Les hommes ne s’expriment pas facilement, on ne parle pas de ces choses-là. Et pourtant, sous les dehors grossiers, les émotions sont bien présentes. Bruce Machart nous les fait ressentir sans ajouter le moindre détail inutile. Il maitrise parfaitement son écriture, chaque mot participe à l’atmosphère, à l’action, installe tout le récit.

Ayant parfaitement sa place dans la collection Nature Writing de Gallmeister, ce roman nous dit la difficulté du travail à la campagne, les problèmes quotidiens qui peuvent tout faire s’écrouler en un instant, les grands espaces qui entourent les fermes, l’isolement de chacun.

Mais il y a beaucoup plus que cela. Les liens familiaux ne sont pas aussi immuables qu’on veut parfois le penser, ils peuvent se distendre pour s’estomper peu à peu. Pourtant, on sent en Karel ce regret qui perdure de ne plus faire partie de cet ensemble formé par ses frères, de ne plus pouvoir partager avec eux le souvenir du passé qui les lie.

Ce qui m’a aussi beaucoup émue, c’est cet équilibre instable qu’il entretient avec sa femme Sophie. L’amour ne se dit pas à ce moment-là de la même manière d’aujourd’hui, mais il existe et on espère que Karel le comprendra. Bruce Machart le décrit sans tomber dans le piège de la mièvrerie et du romantisme, à l’image du personnage qu’il a créé.

Machart n’a pas choisi la facilité avec un récit à plusieurs temps et il s’en sort parfaitement, démontrant un talent indéniable, alors qu’il s’agit là de son premier roman. Une réussite qu’on apprécie page après page.

Bruce Machart, Le sillage de l’oubli, Gallmeister, 2012 (The Wake of Forgiveness, 2010) traduit de l’anglais par Marc Amfreville.

Veilleur de saumons

14/02/2011

Il y a des livres qui nous font voyager et il y a des livres qui nous amènent ailleurs, totalement. C’est le cas d’Indian Creek de Pete Fromm. Le temps de notre lecture, on oublie le lieu où l’on se trouve, le métro, le canapé, on est avec lui dans l’hiver des Rocheuses, sous sa tente, à attendre une accalmie pour pouvoir sortir sous la neige. C’est un dépaysement total écrit avec beaucoup de talent.

Pour une fois, je m’éloigne un peu de l’univers polar. Indian Creek est un récit de voyage ou plutôt ce sont les chroniques d’une initiation. Pete Fromm a tout juste vingt ans et est encore étudiant lorsqu’il entend parler d’une offre d’emploi plutôt différente, passer sept mois seul dans les montagnes de l’Idaho pendant l’hiver à surveiller des œufs de saumon. Puisqu’il se nourrit d’histoires de trappeurs et de voyageurs, l’idée lui paraît très alléchante et il se lance sans plus réfléchir dans l’aventure.

C’est le récit de cet hiver-là qu’il nous fait. Sans concession, il raconte son apprentissage, les coups durs comme les moments de bonheur, les rencontres humaines et animales. Il ne se donne pas le beau rôle mais se décrit comme un jeune homme plutôt écervelé qui part sur un coup de tête en étant plus ou moins préparé pour sept mois de solitude et de vie à la dure. L’esprit peuplé des récits des grands trappeurs, il essaye de mettre en pratique leurs enseignements pour finir par se fier surtout à son sens de l’observation et à sa volonté.

Cela se lit tellement comme un roman qu’on en oublie presque qu’il s’agit d’un récit autobiographique et qu’on en vient à penser à Pete comme à un personnage. On s’attache à ce jeune homme plutôt tête brulée qui va apprendre de la manière forte le sens des responsabilités. Et ce qui frappe le plus chez lui, c’est cette volonté immuable qui le pousse à continuer. Il passe par des moments de découragement intense, il est seul et pourtant, il n’abandonne pas et continue jusqu’au bout. Il n’hésite pas à nous raconter ses erreurs de débutant, ses petites lâchetés et ses réussites car tout lui permet d’en apprendre un peu plus. Capable de s’adapter à chaque situation, d’une grande ingéniosité, il ne baisse jamais les bras et force l’admiration.

Pete Fromm se met pourtant presque au second plan, laissant toute la place à l’environnement qui l’entoure. À l’image des récits de trappeurs qu’il lisait, il nous offre un face à face entre un homme seul et une nature à la fois superbe et dangereuse. Ses rencontres avec des animaux sauvages sont des passages d’une grande émotion car il sait qu’il est comme eux, qu’il fait partie de ce même univers.

Il est très doué quand il s’agit de décrire la nature des Rocheuses mais il l’est également pour décrire les émotions que peut ressentir quelqu’un dans sa position. On saisit parfaitement cette solitude profonde qu’il ressent si loin de tout être humain, sa relation avec sa chienne, son unique interlocutrice, et en même temps, ce besoin à nouveau de solitude lorsqu’il revient à la civilisation. Tout cela est raconté très finement, sans jouer sur le pathétique mais plutôt sur l’humain.

Il arrive à donner envie d’aller voir là-bas par soi-même la beauté de cette nature sauvage même si on se rend parfaitement compte de la difficulté d’y arriver.

J’ai beaucoup aimé également la postface où il nous explique comment il en est arrivé à écrire ce livre. Le récit nous montre un jeune homme qui murit, la postface nous montre celui qui devient auteur, ce besoin de raconter. C’est aussi dans un autre genre un passage fort.

Les éditions Gallmeister nous prouvent encore une fois leur capacité à choisir des textes très forts, très bien écrits et qui ne laissent pas le lecteur indifférent. C’était le cas de Sukkwan Island pour lequel j’ai utilisé sans le vouloir presque les mêmes mots d’introduction. Pete Fromm en nous racontant son histoire arrive au même résultat, nous couper du monde qui nous entoure et en même temps mieux nous le faire ressentir.

Pete Fromm, Indian Creek, Gallmeister, 2006 (Indian Creek Chronicles, 1993) traduit de l’américain par Denis Lagae-Devoldère.